Choses qui t’arrivent à Madrid quand tu as 30 ans (IX) : Comment dors-tu dans cet enfer ? Une autre nuit chaude

Je n’ai ni ventilateur ni climatisation. J’ai l’habitude tropicale et deux balcons. Alors je les ouvre et j’essaie d’invoquer les courants qui viennent de la pièce, parfois vigoureux, presque toujours anémiques. Madrid, selon le proverbe, a neuf mois d’hiver et trois mois d’enfer.

La rue ne veut pas dormir. Le camion poubelle passe trois ou quatre fois, je ne sais pas ce qu’il ramasse, le jour je ne vois pas beaucoup de conteneurs, et il fait un bruit de bombardier, la nuit comme du bris de verre. Un chien répond à un autre chien qui répond à un autre chien qui répond à un autre chien et nous avons un opéra d’aboiements. Avant, après et pendant le passage d’une voiture, accélérant et se retournant avec la musique forte et sale que jouerait un gars qui accélère et se retourne contre lui dans sa voiture. Un groupe de voix s’éloigne, des voix enivrées, d’ici je le vois, je l’entends, je ne sais pas ce qu’elles disent, mais elles le disent avec la joie de l’alcool.

Les bruits montent d’étage en étage, jusqu’à la pièce du Paseo de la Esperanza, la seule rue dans laquelle je puisse vivre à Madrid. Les bruits rampent entre les arbres, très hauts, de branche en feuille, de feuille à mon balcon. Ils entrent et rebondissent : à travers la lampe éteinte, à travers les livres fermés, à travers les chaussures usées, à travers la guitare silencieuse, à travers les photos endormies ou mortes, à travers mon corps absent et éveillé, hésitant, contradictoire. Je me souviens du vers de Roque Dalton, poète salvadorien, « il fait froid sans toi, mais tu vis ». Il fait chaud ici, sans toi, mais tu vis.

Les yeux au plafond. La température impénétrable, sans brise, je dirais presque que ça sent le soufre, l’odeur du diable. J’entends tous les bruits, les plus lointains, les plus silencieux. Mon ouïe devient si fine lors des nuits d’été blanches que je pourrais résoudre le fameux dilemme métaphysique : si un arbre tombe dans une forêt et qu’il n’y a personne pour l’entendre, fait-il un bruit ? Oui, oui, je l’entends depuis mon lit.